Premier jour

Premier jour

J’allais mourir. Décéder. Crever d’une minute à l’autre. C’était sûr. Je m’étais baladé depuis l’adolescence, entre l’académie, les écoles, les cirques, les pays même. Mais à chaque fois une angoisse indescriptible et irrépressible s’emparait de moi. J’avais préparé ma tenue la veille, changé dix fois de combinaison jusqu’à trouver la bonne et puis cet après-midi je changeais de nouveau. J’enfilai un pantalon souple et un débardeur noir que je couvris d’une veste en cuir que m’avait offerte ma mère pour mon vingtième anniversaire. Au fond, j’espérais que ce cadeau devînt un porte-bonheur aujourd’hui.
Par précaution, j’avais pris un sac avec trois tenues de rechange et j’utilisai l’appareil photo de mon portable pour remettre mes cheveux en place alors que j’approchais du cirque. D’ailleurs, la forme imposante du chapiteau me força à lever les yeux de mon écran et à m’arrêter un bref instant. J’étais tétanisé à vrai dire. J’avais eu un coup de fil du directeur, qui avait bien reçu la recommandation de son homologue chinois et qui me confirmait le rendez-vous d’aujourd’hui. Il savait déjà qui j’étais et ce que je faisais ; il avait vu des vidéos de moi et il m’avait laissé entendre qu’il avait un projet fait pour moi. « Un projet. » Ces mots étaient restés mystérieux à mon oreille mais j’avais senti que mes questions resteraient sans réponse. Il avait également précisé que je rencontrerai la plupart des circassiens cet après-midi. Voilà. Voilà tout ce qui m’effrayait. Je n’étais pas asocial, loin de là, mais je cachais bien mon jeu. Au fond, j’étais terrorisé à l’idée qu’on pût me rejeter. Je cherchais, au fond, quelques personnes en qui avoir confiance et à qui montrer la personne que j’étais vraiment. Mais cela prendrait du temps, c’était sûr.

J’ignorais où je devais me rendre réellement alors j’entrai sous le chapiteau et scrutai les environs. Quelques artistes s’échauffaient ou répétaient sur la piste, d’autres bavardaient dans les gradins. Je m’approchai d’une silhouette au bord de la piste, la plus proche de moi mais aussi celle qui se détachait le plus de l’obscurité, avec ses cheveux blonds, presque blancs. « Excusez-moi, je dois… J’ai rendez-vous avec le directeur, est-ce qu’il est- » Je n’eus pas le temps de terminer ma question. Ni d’analyser ce qui venait de se présenter à mes yeux.
Une voix imposante appela mon nom derrière moi et je me retournai pour faire face à celui qui se présentait à moi comme étant le directeur que je cherchais, troublé par le visage dont je me détournais. Le jeune homme que j’avais interpelé m’avait laissé une drôle d’impression. Comme si on m’avait présenté un miroir. Ses yeux étaient plus brillants, ses traits plus doux peut-être, mais j’avais eu le sentiment de me retrouver dans le visage que j’avais aperçu si brièvement.

« BoYung j’imagine ? Je vois que tu as déjà fait la connaissance de Lune ! » L’homme avait l’air ravi de ce fait. Sa voix forte avait attiré l’attention des autres artistes et je me sentais observé. Je sentis mes joues s’enflammer quelque peu alors que je bégayai quelque chose que personne n’entendit. « Alors ? Qu’est-ce que vous pensez d’un duo, demanda le directeur. »
Je me retournai vers le jeune homme qu’il avait appelé Lune et restai bouche-bée. Je ne m’étais pas trompé, la ressemblance était frappante, j’en étais sûr à présent. Bien sûr, il n’était pas de ma famille et je ne pouvais pas dire qu’on se ressemblait comme deux gouttes d’eau, mais il y avait quelque chose. Terriblement embarrassé par la situation, j’eus le réflexe de m’incliner poliment devant le dénommé Lune, avant de me présenter convenablement : « Je m’appelle BoYung Jang. Je suis acrobate. » Autour de moi, j’entendis quelques murmures que je ne compris pas. Les circassiens s’étaient rapprochés. J’avais envie de disparaître six pieds sous terre.
« Bon, pour les détails on verra plus tard en privé BoYung. En attendant, tous les deux, vous vous mettez au boulot ! Samedi prochain, vous entrez en piste. » Et il nous laissa là. Interloqué, totalement perdu, je cherchais désespérément un début de réponse sur le visage de Lune. Tous les deux ?  

FICHE ET CODES PAR ILMARË

Premier jour

Lune. C’était son vrai prénom ? Son nom de scène peut-être ? Je n’en avais aucune idée et pourtant je trouvais que cela lui allait très bien. Rien de ce que le directeur avait dit n’avait eu l’air de le perturber. D’ailleurs, il semblait être de marbre face à cette situation. Je présumais qu’on l’avait prévenu, à la différence de moi. Je ne savais toujours pas quel genre de numéro j’allais devoir préparer avec lui mais je comprenais tout à fait pourquoi l’idée de nous voir former un duo était venue au directeur.

Lune se leva et son sourire me détendit à peine. Les circassiens s’éloignèrent. Quelque chose était noué dans mon ventre, l’angoisse grandissait mais j’essayais de rester concentré. « Tu pratiques avec ou sans protection ? » Un petit rire passa mes lèvres à cause du sous-entendu que perçut mon esprit mal tourné. « Presque toujours avec pour les répétitions, sans pour les représentations. » Le risque faisait partie de la beauté de ce métier. Je ne l’aurais laissé pour rien au monde. Mais aujourd’hui, je sentais que j’allais devoir jouer le jeu et faire mes preuves. L’air déterminé de Lune ne laissait aucun doute : j’étais là pour lui montrer que j’étais à la hauteur.
Je suivis son regard et un sourire malicieux se dessina sur mes lèvres quand je remarquai le ruban. Le tissu était l’une de mes disciplines préférées. Je posai mon sac sur l’un des bancs et en sortis des mitaines. Je retirai mes chaussures et mon pantalon. J’avais prévu le coup et portais un legging qui passait également sous mes pieds. Il fallait que je sois à l’aise.

Je m’approchai du tissu et jetai un dernier regard à Lune. Après cela, plus rien ni personne n’exista. Je pris une grande inspiration et entrai dans ma bulle. Je ne mis pas longtemps à grimper au ruban et en un instant j’eus la sensation de flotter dans l’air. Je sentais les prises solides de mes mains et de mes pieds, mais aussi la caresse aérienne du tissu qui enroulait mon corps pour mieux le relâcher quelques secondes plus tard. J’avais répété le numéro que je montrais à mon nouveau partenaire des dizaines de fois. Je l’avais travaillé avec application sur une musique que j’avais en tête à chaque fois que je l’exécutais. J’avais écrit les paroles et je me souvenais que la contorsionniste qui m’accompagnait souvent en Chine les chantait à la perfection au sol, pendant que je semblais survoler l’assemblée, tournoyant au-dessus des gradins avant de revenir au centre de la piste.

Après quatre minutes d’acrobaties aériennes, un peu essoufflé, mes pieds rejoignirent le sol et je baissai la tête, juste un instant. Je savais que j’avais fait une petite erreur là-haut, au moment de repasser ma jambe de l’autre côté du ruban. Mais à part ça, je ne voyais pas ce qu’on aurait pu me reprocher. J’avais fait de mon mieux en tout cas et malgré ça j’étais inquiet de ce que pouvait en penser Lune. Tout en retirant les mitaines que j’utilisais pour mes entraînements, je m’approchai du jeune homme et lui souris : « Alors ? Tu penses qu’on pourra travailler ensemble ? » Il devait avoir à peu près mon âge et pourtant quelque chose chez lui m’intimidait. Je le trouvais très beau et… Et rien BoYung. Il m’intimidait mais je gardais ma fausse assurance, sachant pertinemment que montrer ses faiblesses dans le monde du spectacle n’était jamais bon.

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