Alcor [un matin, un matin pour rien]

Elle était loin, très loin l'époque où Mizar et Alcor brillaient ensemble dans le ciel. La voûte céleste ne laisse que peu de place à la solitude avec ses milliards d'étoiles, pourtant Alcor la ressent chaque jour un peu plus. Elle est là, sous ses yeux, à des années lumières de sa sœur, restée dans le ciel. Mizar a pris des traits humains et donné naissance à un petit garçon. Elle a choisi de devenir éphémère pour cette vie faite de sens et d'émotions. Mais Alcor peine à comprendre ce sacrifice. L'étoile qu'elle double perd peu à peu de sa superbe, privée de son âme. Le cavalier hésite, trouvant dans le sourire de sa sœur la force de plonger, se ravisant bien vite quand il la voit flancher.

Les humains sont faibles et forts à la fois, mais Alcor ne peut pas sciemment abandonner le reste de sa constellation pour une vie faite de hasards et de dangers. Une vie qui peut s'arrêter à tout instant. Alors de loin, elle se prend d'affection pour le petit être auquel Mizar a donné la vie, elle veille sur cette famille à l'équilibre fragile. Elle se sent impuissante face à la figure paternelle qui ne joue pas son rôle, qui maltraite l'enfant de l'étoile, mais qui reste hors de portée. Avec un corps humain, elle pourrait s'interposer et sauver la mère et l'enfant. Avec un corps humain, elle devrait aussi abandonner le ciel et son éternité…

***

En ce qui parut une seconde, une minute peut-être, à Alcor, la vie de Mizar bascula à des kilomètres de sa sœur. A mesure qu'on lui retirait toute humanité, l'astre vide resté à ses côtés perdait de sa luminosité. La femme sublime qu'elle incarnait s'éteignait peu à peu. Encore une fois, Alcor était impuissante. Pire, elle était tétanisée. Elle aurait pu plonger, faire le grand saut et secourir son double. Mais des considérations déplacées la retenaient. Elle savait que son corps humain serait faible à son arrivée, elle ignorait comment pénétrer dans le laboratoire qui privait Mizar de sa liberté, elle savait encore moins comment l'en faire sortir, sans compter qu'il fallait aussi s'occuper du jeune garçon. Alcor se posait encore mille questions quand elle se retrouva soudain seule à briller.

Un silence glacial s'était fait autour d'elle et toutes les étoiles respectaient, horrifiées, la masse définitivement privée d'âme qui jouxtait Alcor.

Il ne restait maintenant plus que le petit garçon, qui avait d'ailleurs grandi sans que le cavalier s'en fût rendu compte. Ren.

***

Le choc fit place à la tristesse, le chagrin à la culpabilité. Les centaines de si formulés se transformaient en regrets, tous plus amers les uns que les autres. Alcor croulait sous les excuses qu'elle s'était donnée pour rester loin de sa sœur. Les inséparables étaient maintenant séparées à tout jamais.
Ren constituait le seul réconfort de l'étoile survivante. Après l'horreur qu'il avait vécu, le jeune homme – il avait vraiment grandi – l'épatait chaque jour un peu plus. Il avait su faire des épreuves qu'il avait traversées une force inouïe qui le propulsait peu à peu sur le devant de la scène. Depuis le départ de Mizar pour la Terre, Alcor ne s'était pas une seule fois détournée de cette planète et c'était encore plus vrai depuis que le deuil s'était installé.

Elle s'en voulait de n'avoir rien fait, de n'avoir même rien tenté. La culpabilité la poussait à observer ce garçon de loin. Il semblait bien mieux s'en sortir qu'elle au final. Son affection pour Ren grandit avec lui. Elle se plaçait en spectatrice privilégiée et regrettait chaque jour un peu plus d'avoir participé à le rendre orphelin. Le seul effet positif qu'avait eu le décès de sa mère était celui de son père. Débarrassé de ses chaînes, le chanteur prenait son envol et se mettait à briller dans les yeux de l'astre solitaire.

Jusqu'à ce que la courbe s'inverse. Ren se mit à ramper – pas littéralement bien sûr – vers un avenir incertain. Pour son entourage, sa destinée était toute tracée, seulement le rythme effréné qu'on lui imposait allait finir par avoir raison de lui. Son talent ne faisait aucun doute mais il restait un être humain, dont le seuil de tolérance n'allait pas tarder à être atteint. Alcor le savait, elle le voyait vraiment, elle. Mais aucun de ses semblables ne semblait remarquer ses traits creusés et sa mine sombre.

Au moment où Alcor se décida enfin, Ren eut lui aussi un déclic. Elle allait plonger, il allait changer. Timing parfait ? Peut-être.

Il lui fallait un nom terrestre, un visage aussi. Alcor avait une sœur autrefois et il décida de lui ressembler trait pour trait, à la différence que son corps était celui d'un homme. Il choisit un nom par sécurité, le premier qu'il entendit en arrivant à Polaris. S'il était démasqué, comme Mizar, il risquait de finir comme elle. Et alors le grand saut n'aurait servi à rien puisqu'il ne pourrait plus protéger Ren.
Ha Joon Kang naquit le jour de l'hiver.

Les premiers jours, il erra dans la ville, tâchant d'apprendre ce qu'il devait savoir pour se rendre utile au seul être qui avait besoin de lui : la langue, quelques coutumes locales… Ses talents d'observateur furent mis à rude épreuve, entravés par les faiblesses que son corps lui imposait. Le froid et le blizzard eurent rapidement raison de sa volonté sans faille. Il trouva refuge dans un bâtiment insalubre, loin des intérieurs douillets et des beaux quartiers, le temps que les éléments se calment. Il découvrit la douleur et la fatigue en premier et c'est escorté par la maladie qu'Ha Joon traversa la ville pour enfin trouver Ren...